Marta Badoni nous a quittés ce samedi 4 mai 2024 à l’aube. Elle laisse dans la peine ses deux fils et leurs familles, et aussi ses nombreux amis et tous les collègues qu’elle a rencontrés durant sa vie qui fut active jusqu’à son dernier souffle. Marta Badoni appartient à la génération des psychanalystes qui ont contribué à reconstituer et développer la Société Psychanalytique Italienne (SPI) dans une Italie à peine sortie du désastre européen de la Deuxième guerre mondiale. Arrivée en Suisse en 1966 pour suivre son mari, nantie d’une bourse de recherche en biologie, elle raconte comment elle écouta, presque fortuitement, l’exposé clinique d’une psychothérapie psychanalytique d’enfant. Ce fut une révélation, elle mit dès lors tout en œuvre pour se spécialiser en pédopsychiatrie et suivre des stages avec les maîtres prestigieux de l’époque, notamment Julian de Ajuriaguerra et René Henny. De retour en Italie en 1973 après ces premières années de formation et de pratique centrée sur la psychanalyse avec l’enfant et l’adolescent, elle effectua son cursus psychanalytique et devint membre de la SPI. Dès lors, un autre combat se présentait devant elle : transmettre cette pratique de la psychanalyse avec l’enfant et l’adolescent, en faire reconnaître la pertinence et l’utilité clinique, et l’intégrer dans l’enseignement de sa société de psychanalyse. Ce fut le combat de tout une vie, pour le plus grand bien-être des enfants qu’elle a soignés et pour le plus grand bonheur des jeunes générations d’analystes qu’elle a formés. Publié en italien en 2023 chez Raffaello Cortina sous le titre : Prendersi in gioco. Una psicoanalista raconta. (Se prendre au jeu. Une psychanalyste raconte.), le livre testamentaire de Marta Badoni est un ouvrage rare et précieux pour tout lecteur curieux de découvrir comment on devient psychanalyste, et comment la psychothérapie avec l’enfant contient et révèle les mouvements psychiques indispensables, chez le thérapeute comme chez le patient, pour que se crée l’espace du jeu relationnel et thérapeutique. Se prendre au jeu est le récit animé, émouvant, jamais dépourvu d’humour, de l’histoire mouvementée et des combats d’une psychanalyste pour acquérir, faire reconnaître et transmettre son art. C’est aussi une fresque, extraordinairement juste et poétique à la fois, de ce qu’est l’écoute analytique dans le fonctionnement du clinicien. Dans cet ouvrage, Marta Badoni va droit au but ; elle épingle l’essentiel de l’activité thérapeutique du psychanalyste : « se prendre au jeu », et faire en sorte que son patient s’y prenne aussi. Sans l’accomplissement de cette double gageure, séance après séance, il n’y aura pas de cure analytique, et ce, quel que soit l’âge du patient, sa pathologie, et sa bonne volonté à se prêter à l’exercice contraignant qu’est un traitement psychanalytique. Au gré d’exemples cliniques tellement vivants qu’on s’y croirait, l’auteure décrit ses réussites et ses échecs, et tente d’analyser d’on vient que le jeu n’a pas « pris » à tel moment de la relation analytique, tantôt du fait du patient, tantôt du fait de l’analyste. En plaçant le jeu comme paramètre central de toute séance analytique et à tout âge, la spécificité de la démarche de Marta Badoni est d’inverser le préjugé fort répandu, qui considère que la psychanalyse avec l’enfant est un sous-produit de la noble « cure psychanalytique divan/fauteuil », gravée dans le marbre, non par Freud lui-même – beaucoup trop scientifique pour en faire un fétiche – mais par ceux qui s’en déclarent les « authentiques » descendants. Cette centralité d’un processus dynamique, qui exige une relation corps-psychisme vivante et en mouvement, intéresse tout le champ des sciences humaines. Les cliniciens y trouveront un éclairage particulièrement éloquent et dynamisant pour mobiliser l’observation de leur contre-transfert au quotidien. Les sociologues y découvriront comment l’approche psychanalytique d’un enfant intéresse tout le tissu familial, éducatif et scolaire dans lequel celui-ci est pris. Enfin, les philosophes y trouveront une métaphore, à la fois modeste et admirable, de ce qu’est la vie humaine. Traduit en français par une équipe de jeunes analystes franco-italiens dirigée par Petra Palermiti, psychanalyste SPP, qui en a rédigé la version définitive, relu et préfacé par Florence Guignard, psychanalyste SPP/API, l’ouvrage de Marta Badoni trouvera sa place dans la bibliothèque de tous les praticiens, quel que soit leur âge et leur degré de compétence. Les chercheurs en sciences sociales y découvriront une description du métier de psychanalyste à la fois plus large et plus précise que ce que les poncifs habituels laissent entendre de ce merveilleux « métier impossible », comme le qualifiait Freud. La SEPEA a eu le grand privilège de pouvoir accueillir Marta Badoni en septembre 2022, malgré son état de santé déjà précaire. Nous gardons tous en mémoire l’échange animé, chaleureux et éclairant que Marta a conduit avec nous tous, introduit par Luis Rodriguez de la Sierra et moi, deux de ses amis de toujours. Bien au-delà de sa personne physique, que nous pleurons aujourd’hui, Marta Badoni continue à nous inciter à nous prendre au jeu, comme elle l’a fait tout au long de sa vie, dans ses relations professionnelles, familiales et amicales. Au-delà du temps et de l’espace, le jeu des cœurs et des âmes demeure. Une psychanalyste raconte LA vie… Florence Guignard